Lycée du Haut-Barr

- 67700 Saverne -

 
En cette belle journée ensoleillée du jeudi 16 mai, les élèves de Littérature et Société ont présenté leurs saynètes, inspirées de l’audiolivre Cannibales, de Didier Daenincks. Quel succès !
 
A 7h46, le train quitte Saverne. Une douzaine de jeunes, accompagné·es par leur professeure de français Edwige Lanères et la documentaliste Isabelle Gourmelon, glissent vers la capitale alsacienne. Une partie des apprenti·es comédien·nes ont déjà revêtu leur costume de scène : qui une robe « façon années trente », qui une veste, qui un chapeau… Nous sentons le trac s’insinuer doucement en nous, au rythme des kilomètres. Strasbourg ! Une bonne marche d’une demi-heure nous remet d’aplomb : déjà la haute façade de la médiathèque André Malraux se dresse sur le bassin d’Austerlitz, tel un immense livre ouvert sur la rive.
 
 
La comédienne Marie-Françoise Coelho nous accueille, aussitôt relayée par Cécile Palusinski, la présidente de l’association Plume de paon. Installés aux premiers rangs, les élèves savernois participent activement, avec leurs camarades venu·es de cinq lycées, aux échanges sur les audiolivres de la sélection :
    • Cannibales, de Didier Daeninckx, lu par Gaël Kamilindi
    • La promesse, de Silvina Ocampo, lu par Florence Delay
    • L’archipel du chien, de Philippe Claudel, lu par Féodor Atkine
    • Les loyautés, de Delphine de Vigan, lu par Odile Cohen, Marie Bouvier et Olivier Martinaud,
    • La parole est un sport de combat, de Bertrand Poirier, lu par l’auteur et François Montagut.
 
 
Outre la qualité des œuvres littéraires, c’est surtout le plaisir d’une autre forme de lecture -par l’écoute- qui incite les jeunes à prendre la parole pour défendre telle interprétation, tel choix d’édition sonore : avec ou sans virgules musicales, avec ou sans bruitages… Si certain·es lecteurs et lectrices avouent avoir du mal à se concentrer sur l’histoire contée, et préférer, par conséquent, la lecture silencieuse, d’autres, plus accoutumé·es à l’écoute, apprécient autant le format papier que les enregistrements audios. Tel élève, habitué à écouter avec sa maman les romans lus sur France Culture, a savouré la voix de l’acteur Feodor Atkine, narrant L’Archipel du chien, l’histoire d’un instituteur confronté au racisme des insulaires, et poussé au suicide par une accusation infondée. Gabriel, élève du Haut-Barr, explique que, pour lui,  « Un livre audio, c’est un cadeau ». C’est en ces termes que l’enseignante, Mme Lanères, intime habituellement le silence à sa classe, quand elle leur lit des poèmes ou des extraits de romans. Oui, lire à voix haute, c’est faire un don. Le don de sa voix, de ses émotions, de sa compréhension. Aux auditeurs d’accepter ce cadeau ; leur écoute devient alors, elle-aussi, un don. Chacun·e se souvient des histoires lues par sa maman ou son papa ; c’était un plaisir indicible : la porte des rêves. Et c’est ce moment de bonheur que nous retrouvons, en écoutant les œuvres lues par des lecteurs, des lectrices.
Grand lecteur de livres ‟papier”, Arnaud aime pourtant découvrir les interprétations proposées par d’autres personnes. C’est un peu comme le théâtre : en lisant une pièce, nous prêtons aux personnages une voix imaginaire, une apparence, une gestuelle, ce qui ne nous empêche pas d’être ouverts aux propositions scéniques vues au spectacle. Les deux expériences, celle de la lecture silencieuse, et celle de l’écoute, sont parfaitement complémentaires ; elles ne s’opposent pas, mais s’enrichissent mutuellement, comme l’ont fort bien compris nos voisins allemands, ou nos amis anglo-saxons. En effet, les audiolivres font partie du quotidien des adultes dans de nombreux pays ; ils ne sont pas cantonnés à l’enfance, comme c’est encore largement le cas en France. Toutefois la situation évolue : de plus en plus de personnes apprécient les histoires contées, comme le souligne l’éditrice d’Audiolib.
« J’aime bien les virgules musicales que vous insérez, lui dit Gaëlle, surtout quand les musiques correspondent aux personnages, quand elles les annoncent, mais je trouve qu’elles devraient être placées aux moments clés, pas forcément entre les chapitres, car cela rompt la fluidité du récit. » Une autre élève réclame un fond musical sur l’ensemble de l’enregistrement. « Dans ce cas, ce ne serait plus un livre, répond l’éditrice ; ce serait un film audio, comme ceux qui sont diffusés à la radio ou sur internet. C’est une autre démarche… ». Les jeunes sont prolixes, attentifs, pertinents, et les professionnelles de l’audiolivre prennent note de leurs préférences. 
 
« - Votre roman Cannibales nous a beaucoup touché, avoue une élève, en s’adressant à Didier Daeninckx. Nous ne connaissions pas cette histoire de Kanaks présentés au zoo de Vincennes, comme des animaux. 
    • Ce qui compte surtout, pour moi, c’est de transmettre une éthique et de défendre des causes, à travers la littérature, explique l’écrivain. 
    • Placere et docere : plaire et instruire, traduisent les élèves du tac au tac.  
    • Oui, c’est cela, car certains faits de l’Histoire ont été passés sous silence. Ce sont des pages arrachées au passé. Or les pages des romans, on ne les efface pas, contrairement à celles des manuels. C’est en Nouvelle Calédonie qu’un ami m’a appris ce fait effroyable, survenu en 1931 : ‟On est venu chercher plusieurs d’entre nous, et on nous a parqués dans un zoo pour nous exhiber à l’Exposition Universelle de Paris”. Au début je croyais que c’était une métaphore, une façon de parler du racisme. Je me suis rendu à la bibliothèque de Nouméa -la ville la plus importante de Nouvelle Calédonie- et j’ai retrouvé la trace de cette exaction. De là est né mon roman. » 
- Pourquoi avoir commencé par la fin ? demande Gaëlle. 
- Pour comparer les époques, et laisser la voix de Gocéné -mon personnage narrateur- raconter sa propre histoire. Quand j’ai vu qu’un certain Willy Karembeu faisait partie des Kanaks emmenés, puis exposés et méprisés au zoo de Vincennes, j’ai immédiatement pensé à Christian Karembeu, un des champions du monde de football, lors de la coupe du monde de 1998. Je l’ai rencontré, et il s’est avéré que W. Karembeu était son grand-père. Il se ressemblent comme des jumeaux. Ce qui m’a frappé, c’est de constater que, selon l’éducation des gens, le regard sur une même physionomie change radicalement. Ainsi le jeune Karembeu de 1931 était traité comme un animal, alors que son petit-fils, deux générations plus tard, est objet de désir, et qu’il épouse Adriana, une personne considérée comme l’une des plus belles femmes du monde ! »
Campé sur son fauteuil, le regard très vif derrière ses lunettes et sous ses cheveux gris coupés au carré, Daeninckx captive l’auditoire. Il raconte, on l’écoute. Il rapporte sa première rencontre avec la mort. 
    • C’était en 1961, pendant la guerre d’Algérie. A Paris, lors d’une manifestation en faveur de l’indépendance, les policiers ont tiré sur la foule et tué des dizaines de personnes, avant de jeter les corps dans la Seine. Ce massacre a vite été « oublié », plus personne n’en parle. Mais je n’ai pas pu l’oublier. J’habitais à Saint-Denis, au Nord de Paris, et la meilleure amie de ma mère fut tuée ce jour-là. J’ai écrit le roman Meurtres pour mémoire, qui relate ce massacre, car ce qui n’apparaît pas dans les livres d’Histoire peut laisser sa trace dans la littérature.
Les paroles de l’écrivain sonnent comme un réquisitoire contre l’oubli. L’année dernière, c’était un autre massacre qui avait été conté aux jeunes auditeurs et auditrices : le génocide perpétré contre les Tutsis en 1994. Bouleversé·es par le roman Petit Pays, qui rapportait cette page de l’Histoire encore inaccessible aujourd’hui en France, les élèves avaient élu cette œuvre, et sa lecture faite par l’auteur Gaël Faye, pour le premier prix Plume de paon des lycéen·nes. En ces temps de sable mouvant, la littérature offre encore quelques repères, et quelques repaires sûrs, qu’elle soit lue ou écoutée.
    • Avez-vous apprécié la mise en voix du roman Cannibales, par le jeune acteur de la Comédie Française, Gaël Kamilindi, demande Cécile Palusinski à l’actrice Odile Cohen ?
    • Je connais bien Gaël, je faisais partie du jury quand il s’est présenté au conservatoire de Paris. Il vivait à Lausanne, en Suisse, en tant que réfugié ; il avait fui le génocide contre les Tutsis. C’est un excellent comédien et lecteur. » 
 « Merci pour cet échange très riche et fructueux, intervient Cécile Palusinski. Il est midi vingt, nous allons procéder au vote, puis vous aurez quartier libre jusqu’à 13h45. » Chaque participant·e dépose dans l’urne le nom de son audiolivre préféré, avant de sortir déjeuner au soleil.
    • Chèr·es élèves, voici le résultat du vote : l’audiolivre que vous avez plébiscité dans une large majorité est … Cannibales, de Didier Daeninkx, lu par Gaël Kamilindi !
    • Bravo ! Les applaudissement vrombissent, l’ambiance est chaleureuse, conviviale, mais à nouveau le trac accélère les battements cardiaques, lorsque Cécile Palusinsi demande aux jeunes de se préparer à jouer sur scène. 
Le lycée du Haut-Barr passera en dernier, en raison des préparatifs nécessaires pour le téléchargement des musiques : la jeune Marceline Rivelaygue se charge de la régie.
Les élèves du lycée Pasteur proposent une adaptation très frappante de l’incipit du roman de Philippe Claudel : L’archipel du chien. Quelques insulaires découvrent trois cadavres, interprétés par … des sacs à dos. Françoise Lervy-Joly, la professeure d’arts dramatiques qui a sillonné l’Alsace pour préparer cette rencontre inter-lycée, demande aux apprenti·es  comédien·nes de remplacer les cartables par des corps. Aussitôt, trois jeunes filles viennent s’allonger en tas, sur la scène… et cela change tout ! C’est gênant, un corps, c’est encombrant, c’est lourd à déplacer, et cela ne se cache pas si facilement. L’instituteur refuse d’entrer dans le jeu du maire et du docteur, il souhaite dévoiler la vérité sur ces migrants noyés. Alors les habitants de l’île ourdissent un complot contre lui, une terrible diffamation.
Ici, les élèves d’un lycée de Mulhouse entrent en scène, pour jouer le procès. « Il m’a caressé les cuisses » crie d’une voix fragile, la lycéenne, dans le rôle d’une fillette abusée par son père. L’atmosphère est lourde, électrique. La voix de la lycéenne jouant l’instituteur se brise, elle-aussi. On sent que ce personnage va mourir, victime de l’intolérance et du racisme.
Plus tard, c’est un extrait de Cannibales qui nous est présenté : à la gare de l’Est, une fillette crie en voyant les Kanaks ; sa mère la reprend, indique aux fuyards la direction du train de Francfort… mais il est trop tard. Gocéné a perdu sa bien-aimée, emportée en Allemagne pour être exhibée au public, comme elle l’était à Vincennes.
Vient le tour du Haut-Barr. Marceline lance une valse des années trente ; Léonie et Alizée dansent gracieusement, puis s’écartent pour laisser paraître un chef autoritaire, le directeur du zoo, furieux, car tous les crocodiles sont morts. Le charme du jeu agit ; l’auditoire est plongé dans l’action. Un ivrogne digne de la comedia dell’Arte, Arnaud, trébuche, improvise des lazzis et autres calembours qui se greffent à merveille sur le dialogue.  Guère intimidés par leurs chefs Arthur, Jade et Gabriel, les employé·es prennent leurs aises : Zoé s’enivre ; Markus s’installe au bureau ; Salomé, Sophie et Gaëlle proposent de remplacer les reptiles par des spécimens allemands. « Des sauriens teutons, on aura tout vu ! »
Scène 2 : le guichet. Badimoin et Gocéné ont réussi à s’échapper du zoo ; ils se précipitent dans les couloirs souterrains du métro, mais le poinçonneur les arrête : 
« - Ticket s’il vous plaît.
    • Ticket ? C’est quoi ticket ?
    • Allez ! s’impatientent les usagers. 
    • Allez ! chante Salomé, sur l’air de Camille. Tous les passagers reprennent en chœur la chanson, pour trente secondes de comédie musicale … rafraîchissante !
Enfin les deux Kanaks s’affalent sur un banc, et mettent au point l’évasion de leurs compatriotes.
Bravo ! Bravo !
Les élèves du Haut-Barr ont été formidables ! Quelle présence sur scène ! Quelle inventivité ! 
Je suis très fière d’eux… et d’elles. Arrivés en septembre fort inhibés, n’ayant jamais fait de théâtre pour la plupart, ils et elles ont su développer, au fil des mois et des projets artistiques, une belle expression corporelle et vocale. Quels progrès ! C’est avec un très grand plaisir que je poursuivrai avec eux, l’an prochain, cet apprentissage théorique et pratique de l’oralité, à travers l’enseignement de spécialité Humanités, Littérature et Philosophie.
Merci à vous, chèr·es élèves, merci à Cécile Palusinski, à Didier Daeninkx, et à toutes les personnes passionnées qui donnent des ailes à l’expression artistique.
 
Edwige Lanères