Lycée du Haut-Barr

- 67700 Saverne -

En ce lundi 27 janvier, les élèves d’HLP -Humanités Littérature Philosophie- du lycée du Haut-Barr reçoivent, avec leur professeure Edwige Lanères, une artiste très attendue : Alexandra Badéa. 
Metteuse en scène, dramaturge et romancière, la jeune femme vient accompagnée de l’inspectrice de lettres Hélène Martinet.
D’emblée, l’un des jeunes, Quentin, expose à Mme Badéa la raison pour laquelle nous souhaitions la rencontrer. Nous avons lu ses pièces engagées, notamment la trilogie Points de non-retour, sur des massacres dont on entend peu parler. Constatant que ces œuvres faisaient entrer en résonnance plusieurs générations, afin de saisir l’impact des non-dits sur les descendants, les élèves d’HLP ont composé une saynète « façon Badéa ». Elle s’intitule « Tabéru ! » -à table, en japonais-, et tourne les projecteurs sur le camp de concentration de Pingfang, en Chine du Nord ; un camp où le japonais Shiro Ishi menait des expériences inhumaines sur les prisonniers. Comme dans les pièces d’A. Badéa, les jeunes font ressurgir un passé douloureux qui blesse non seulement les victimes directes, mais encore leurs familles, bien des décennies après.
 
 
« Dans Thiaroye, un personnage explique qu’au Japon, lorsqu’un objet est brisé, on ne cache pas la brisure, au contraire, on la met en valeur avec un filet d’or. Est-ce pour cela, que vous écrivez, pour poser un fil d’or sur les fêlures du passé ? demande Maëva. 
 
 
    - Oui, c’est cela. En Europe, dès qu’un objet est fêlé, on le jette. Ma grand-mère est un peu superstitieuse, elle croit que la brisure peut porter malheur. En écrivant mes pièces, je donne la parole à ceux qui ne l’ont pas eue, aux silences de l’Histoire. 
    - Et pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’écrire sur le massacre des soldats sénégalais par des officiers français, à Thiaroye ?
   - Quand je créais la pièce précédente, Pulvérisés, l’un des acteurs, originaire de Côte d’Ivoire, m’a parlé des résistants bretons et sub-sahariens qui avaient aidé les Français d’Afrique à rentrer chez eux, en 1944. J’ai eu entre les mains un cahier qui relatait cette histoire, et j’ai eu envie de l’écrire, de la mettre en scène.
    - Vos pièces sont tragiques, constate Gaëlle.
    - C’est vrai. Mais l’Histoire est ainsi. Il y a eu des générations sacrifiées. Malgré tout, il y a des aspects positifs : certains personnages sortent de leurs angoisses, parviennent à se reconstruire.»
Intriguée par la double casquette de l’artiste -écrivaine et metteuse en scène-, la lycéenne Agathe Z. interroge A. Badéa sur ce qui l’a menée vers l’écriture.
« Au conservatoire de théâtre de Bucarest, explique la dramaturge d’origine roumaine, on m’a dit que je n’avais pas de talent pour le jeu, ni pour l’écriture, alors j’ai décidé de faire des mises en scène. Arrivée à Paris pour terminer mes études, j’ai monté des pièces de différents auteurs, mais il y avait toujours quelque chose qui me manquait. Je ne trouvais pas les pièces qui disaient ce que je voulais dire. Finalement, une amie éditrice m’a demandé pourquoi je n’écrivais pas. Quand j’ai répondu que je ne savais pas écrire, elle est partie dans un éclat de rire… Alors j’ai essayé. Les éditions de L’Arche ont publié mes trois pièces, d’emblée. Je ne voulais pas le croire. »
A son tour, l’écrivaine interroge les élèves : « Qu’est-ce qui vous fait peur, pour l’avenir ?
    - Les responsabilités.
    - Les difficultés pour trouver un travail.
    - L’idée de ne plus être pris en charge par notre société.
    - Le coronavirus.
    - La détérioration du climat, et de la planète.
    - Et vous ?
   - Beaucoup de choses, répond A. Badéa : la dématérialisation, l’impression que toutes mes données peuvent disparaître. La déshumanisation, aussi. Avant, un employé qui avait un souci pouvait s’adresser à son employeur, à la pause déjeuner. Maintenant, il faudrait envoyer un mail à Stockholm, dans une autre langue. 
Partager nos peurs, c’est déjà, un peu, les dépasser.
« On ne peut atteindre l’aube sans avoir traversé la nuit. » écrit Badéa.
Mille mercis pour ce très bel échange !
Au plaisir de lire vos œuvres, et de les voir au théâtre !
E. Lanères
 

Alexandra Badea

Article sur l’interview d’Alexandra Badea du 27 janvier 2020
 
Alexandra Badea est une écrivaine et metteuse en scène d’origine roumaine qui écrit ses œuvres en français. Lors de notre rencontre, nous avons parlé en particulier de ses deux œuvres : Points de non-retour [Thiaroye] et Pulvérisés pour lesquelles elle a obtenu en 2013 le Grand Prix de littérature dramatique du Centre national du théâtre.
L'autrice dit par ses œuvres vouloir faire ressortir les récits manquants de l’histoire, les parties qu’on ne connaît pas, qu’on n’a pas le courage de nommer.
L’écriture de ses œuvres en français et non en roumain provient d’un traumatisme ; elle a grandi en Roumanie sous la dictature de Ceausescu, où les œuvres étaient des projets de propagande et la liberté d’expression très limitée, les gens n’avaient pas le droit de créer, l’imagination était proscrite. C’est pour cela qu’Alexandra se sent plus libre en écrivant en français.
Au début, simple metteuse en scène, Alexandra Badea ne trouvait pas ce qu’elle recherchait dans les pièces qu’elle montait, ce qui l’a poussée à devenir l’écrivaine de ses propres pièces de théâtre.
Selon elle, le théâtre doit être compris du premier coup par le public alors que dans un roman nous pouvons relire les pages précédentes.
Elle nous a dit qu’elle ne cherchait pas les sujets mais qu’elle tombait dessus, c’est le hasard qui fait les choses. Un jour, elle rencontre quelqu’un qui lui raconte son histoire ou elle tombe sur un article. Ensuite, l’écrivaine se renseigne, se documente jusqu’à comprendre.
On ne peut pas changer le monde mais nous pouvons changer quelque chose. Être conscient de ce qui s’est passer pour éviter de reproduire les mêmes erreurs, pour se soulager, pour avancer sans oublier. 
Quand elle entend des témoignages elle demande : « Quelle partie de votre réalité n’a pas été entendue ? »
Alexandra nous rappelle que beaucoup de personnes sont superstitieuses, notamment sa mère, ces personnes remplacent les objets abîmés, les tasses fêlées. Elle dit aussi que chacun a ses fêlures. Dans Thiaroye, elle parle d’une tradition japonaise qui consiste à ne pas jeter un objet cassé mais à le réparer avec des fils d’or pour mettre en avant les fêlures, elle compare ces objets cassés aux histoires oubliées qu’elle met en avant pour se rappeler.
En la rencontrant nous avons découvert une femme cultivée et pleine de gentillesse. Ce fut un réel plaisir de l’écouter.
 
Alizée Kammer et Léonie Morin 1G3