Lycée du Haut-Barr

- 67700 Saverne -

Photo 1 : Le groupe d’élèves issus de tous les niveaux, seconde, première, terminale, à l’Espace Rohan avant le spectacle, avec de droite à gauche, les deux accompagnateurs de la SMLH invités : Mme Jundt et M. Sinteff, ainsi que les trois accompagnatrices du lycée, Mme Montembault, Mme Laneres et Mme Le Van.

Ce mercredi 30/03/2023, une cinquantaine d’élèves du Haut-Barr ont pu assister avec bonheur au spectacle « Larmes de crocodile », joué par la Compagnie Hors d’Œuvre, dans le cadre de leur abonnement soirée à l’Espace Rohan. Le spectacle, très stimulant et captivant, se présente comme une série de saynètes depuis la préhistoire jusqu’aux temps futurs, scandant à chaque fois la nature des relations entre les hommes et les femmes. Dans ce riche, touchant et difficile dialogue, souvent amoureux, qui tourne quelquefois au dialogue de sourd, les deux acteurs se font face avec tendresse, indifférence ou colère, se cherchent toujours, essayent de s’expliquer leur condition respective, se désirent, s’écoutent sans parvenir à toujours s’entendre, s’affrontent et se confrontent, explorent ensemble des possibilités nouvelles de vivre-ensemble, mutuellement respectueuses et épanouissantes. 


Nous avons tout d’abord été accueillis par le directeur de l’Espace Rohan, M. Denis Woelffel, qui a programmé ce spectacle sur les genres pour inviter la salle, et en particulier les scolaires présents, à réfléchir à ces thèmes très actuels, au cœur de nos vies respectives. 


Photo 2 : Un mot d’accueil chaleureux par le directeur de l’Espace Rohan, Denis Woelffel. 


La scansion des époques est rendue visible par des tenues qui évoluent : le bas des corps des acteurs, portant chacun un mini-short, reste dénudé, sans doute pour illustrer le fait que les différences biologiques demeurent comme substrat intangible de l’altérité des sexes, mais les hauts différents que l’actrice et l’acteur enfilent au fur et à mesure montrent que la culture ajoute à la naturalité des sexes une construction conventionnelle toujours renouvelée, le genre, processus qui ouvre des possibilités à une libération ou émancipation vis-à-vis des carcans patriarcaux et injonctions genrées qui sont des dérives sexistes. Il faudrait trouver de nouveaux vêtements, assez arc-en-ciel ou colorés et assez souples, pour libérer les corps corsetés, les esprits étriqués, bref, inventer de nouvelles façons constructives de créer, réinventer ou reconstruire son genre.

Photo 3 : Un dialogue entre l’éternel féminin et l’éternel masculin, personnages placés dans une position d’omniscience pouvant être en surplomb des siècles du fait de leur clairvoyance anticipative ; mais au fait, le féminin et le masculin sont-ils éternels ? !


Tant la narration que les messages forts qui rythment le spectacle de façon vivante, captivante et parfois dérangeante en raison des sujets tabous évoqués, invitent à des questionnements philosophiques et poétiques profonds. Pourquoi les relations hommes-femmes, fondées sur l’attraction mutuelle, notamment pour le besoin de reproduction de l’espèce, mène-t-elles à tant d’impasses, à tant de férocité ? Pourquoi la moitié du genre humain a-t-elle été spoliée de sa liberté, de ses droits, de son corps, par l’autre moitié, et ce, de manière si récurrente, si systématique, si cruelle ? Pourquoi l’aliénation ou la mise sous tutelle juridique des femmes a-t-elle été admise comme « naturelle » ou allant de soi, sans que cette violence universelle ne soit véritablement et collectivement pensée et dénoncée, si ce n’est progressivement par les courants féministes, soulevant toujours de multiples réactions rétrogrades, parfois d’une violence inouïe comme la tuerie de Montréal en 1989, attentat antiféministe où 14 femmes ont été assassinées parce qu’elles faisaient des études pour devenir ingénieures  ? 


Photo 4 : Une simulation de la tuerie à l’école Polytechnique de Montréal. Le meurtrier avant d’assassiner les étudiantes a dit : « Vous êtes des femmes, vous allez devenir des ingénieures. Vous n'êtes toutes qu'un tas de féministes, je hais les féministes ! »


Des pistes de réponse à ces questions ouvertes, béantes, sont esquissées dans le spectacle, tout en évitant des explications trop simplistes ou unilatérales inadaptées à ce genre de problématiques complexes, dont la plus notable est l’instrumentalisation politique de l’asymétrie entre les genres qui rejaillit sur le langage orienté et tronqué de sorte à créer l’omerta sur les réussites féminines, pire sur leur existence même. L’érotisation du politique, notamment dans les régimes « fascistes », est inscrite à même le terme, dérivant d’une fascination phallique pour la puissance. De manière générale, la violence patriarcale impose comme pseudo-normalité des relations binaires, inégales, dyadiques, hétérosexuelles, autant de tours de force qui génèrent des situations de vie gagnantes, dîtes « masculines et puissantes », et d’autres perdantes, dîtes « féminines et faibles ». Or, les castes privilégiées font tout pour perpétuer leur domination, ainsi que l’enseignent les politologues et sociologues. Prenant acte de cet enseignement, l’écoféminisme actuel procède à des lectures marxistes pour dénoncer la relation de domination envisagée comme seul modèle de rapport à l’autre. Ainsi, le système patriarcal est origine et légitimation des abus et prédations banalisés, de l’homme sur la femme, comme de l’humanité sur l’animal ou sur la nature. 

Photo 5 : « Aucun tyran n’a jamais renoncé à sa tyrannie à moins d’y être obligé », ce message fort, qui apparaît sur l’écran, vaut comme éclairage pour expliquer les souffrances et impasses dans les relations individuelles et singulières des couples.

 
Deux scènes, particulièrement osées, méritent d’être mentionnées, valant chacune comme une prouesse théâtrale : la première où une femme, apparemment douce, se met à pratiquer une drague insistante, progressivement grossière et violente, puis insupportablement insultante et menaçante, qui ressemble plus à du harcèlement qu’à de la séduction, sur un homme, apparemment fort, qui est condamné au silence, à la chosification, à n’être qu’un pur objet de désir sans considération pour son identité personnelle. Cette inversion des rôles classiques d’agresseur et de victime met le spectateur particulièrement en mal à l’aise, car il s’agit d’explorer ce que donnerait l’esprit revanchard des femmes sur les hommes, sans pour autant quitter le registre de la violence entre les genres. 


Photo 6 : Un couple apparemment normal qui, ressentant une attirance mutuelle, dérape, mais contre toute attente à cause de la femme qui pratique sur l’homme inoffensif une drague offensive et offensante. Cette inversion des rôles constitue une alternative glaçante.


La seconde scène marquante à évoquer, est celle où l’acteur, revêtant le costume du monarque tout-puissant, ordonne, commande, dirige, s’impose, grisé de sa force qui pourtant l’insupporte, détruit et lance la guerre, s’enferre dans son obligation de paraître sans faille. Cette scène se révèle d’une grande justesse philosophique et psychologique : le pouvoir est tout aussi désirable et fascinant qu’autodestructeur et avilissant, ainsi que Shakespeare l’a parfaitement illustré dans Richard III. Et l’homme de se plaindre de cette prison royalement masculine dans laquelle il s’est lui-même enfermé, en privant sa compagne des libertés fondamentales. Double aliénation, double asservissement, mauvais jeux perdant-perdant !


Photo 7 : Le masculin absolutiste confine à la folie des grandeurs, à l’isolement, à l’absurde et à l’endurcissement privant de toute sensibilité, véritable amputation de l’âme.


Ce spectacle à la fois jubilatoire et grinçant, perturbant et attristant, ingénieux et drôle, touchant et amusant, a le mérite de créer, à la manière de la féministe Louise Weiss, un correctif innovant et rieur face à la terrible histoire de l’oblitération féminine par le triomphalisme masculin. Ce théâtre d’exploration dénonce une tragédie des sexes qui pourrait bien devenir une comédie des genres, voire une utopie dérangée ou dégenrée, a-rangée ou a-genrée, en tous les cas une vision futuriste bien arrangée pour penser un « par-delà le masculin et le féminin » en explorant un monde non-binaire un peu lunaire !


Photo 8 : Comment seront les genres du futur, là est la question !


Ce que les humains ont collectivement construit de déviant et d’inacceptable pendant des siècles, ou plutôt des millénaires, à savoir l’asservissement, l’infériorisation et l’invisibilisation de la femme, avec comme corrélat pour l’homme qu’il a l’obligation de puissance, voire de violence et de prédation, les humains sont en mesure de le déconstruire pour le réinventer de manière plus équitable et mutuellement respectueuse, telle pourrait être la réflexion finale que ce spectacle pétillant et inquiétant, féroce et tendre, a suscité. 


Photo 9 : Un bord de plateau s’en est suivi, avec la metteure en scène et les deux artistes, en compagnie de Denis Woelffel, directeur de l’espace Rohan, instaurant un débat très stimulant avec la salle 


Lors du bord de plateau, des idées fort intéressantes ont été évoquées au sujet du langage inclusif, de l’évolution des mœurs, de l’efficacité de ce spectacle détonant, de la dimension politique du féminisme, des interrogations ouvertes par cette mise en scène sur l’évolution des genres. « Pourquoi cette pièce est-elle intitulée Larmes de crocodile ? », demande un élève ? « C’est en raison du projet féministe intitulé « crocodile », bd qui s’interroge sur le sexisme ordinaire », répond la metteure en scène, au fait, « metteure » ou « metteuse » en scène ?!!! Chacun choisira le terme qui raisonne/résonne à son oreille et à son cerveau, habitués aux stéréotypes langagiers ! Faut-il ou non refondre la langue, la société ? 


Photo 10 : Mme Edwige Laneres et sa fille, Mme Fanny Catel, metteure en scène et actrice, l’actrice Abigail Green, l’acteur Jean-Noël Françoise et Mme Claire Le Van.

Photos 11 à 15 : des photos, dont la luminosité n’est pas complètement satisfaisante en raison du faible éclairage de la salle de spectacle, mais qui laissent percevoir la bonne humeur des élèves et des spectateurs.


Info sur les BD Les crocodiles : Thomas Mathieu illustre des témoignages de femmes liés aux problématiques comme le harcèlement de rue, le machisme et le sexisme ordinaire. Son travail s'inscrit dans un mouvement plus large de prise de conscience et d'une nouvelle génération de féministes qui utilisent internet pour réfléchir et informer sur des concepts tels le « slut-shaming » ou le « privilège masculin ». Dans ses planches, les décors et les personnages féminins sont traités en noir et blanc de manière réaliste tandis que les hommes sont représentés sous la forme de crocodiles verts. Le lecteur ou la lectrice est invité à épouser le point de vue de la femme qui témoigne et à questionner le comportement des crocodiles particulièrement quand ils endossent le rôle stéréotypé de dragueurs/ prédateurs/dominants.


Rédigé par Claire Le Van, le 06. 04. 2023.


« J’ai beaucoup aimé l’ensemble du spectacle, l’intelligence du texte, sa finesse, ses nuances, et bien sûr le jeu de l’actrice et de l’acteur, leur tendresse, leur humour. Le rythme est enlevé, les tonalités variées, la mise en scène très claire, haute en couleur ! La performance de David Fauvel portant une perruque d’Ancien Régime et clamant sa lassitude du patriarcat m’a sidérée : sa voix, modifiée par ordinateur, devenait tantôt aigue, tantôt caverneuse, effrayante, pour protester : « Je ne veux plus être le genre par défaut ! » Peu après cette acmé, le langage des deux êtres a changé, comme pour mettre en pratique les revendications exprimées dans la pièce. « Elle pleut », entend-on. « Quelle heure est-elle ? » C’est drôle, rafraîchissant, ce renouvellement du langage ! On nage en plein OuLiPo ! Et cela fait écho aux bouleversements actuels qui traversent tous les domaines, et aux tentatives qui surgissent pour cesser d’invisibiliser les femmes. Le terme « autrice », par exemple, a vaincu aisément les réticences des personnes qui prononçaient « actrices » mais refusaient « autrices » à cause des sonorités inhabituelles de ce terme, ou pour d’autres raisons diverses. Le nom « autrice » existe depuis l’origine de la langue française, il vient du latin « auctrix » et n’a été supprimé que pendant quelques siècles, par l’académie française, qui fut redoutablement efficace pour éliminer les fonctions dignes assumées par des femmes, en éliminant les mots qui les désignaient, au XVIIème siècle. Ainsi les noms de métiers considérés comme inférieurs sont restés en vigueur (boulangère, couturière), tandis que ceux qui désignaient des métiers ou fonctions « nobles » ont été effacés à coup de moqueries, de pamphlets et de caricatures. Ces noms de métiers féminins furent volontairement radiés des premiers dictionnaires publiés par la patriarcale institution. Certains noms de fonctions changèrent de sens ; ainsi le terme d’ambassadrice, qui désignait autrefois des femmes envoyées par le roi pour parlementer à l’étranger, s’est mis à désigner… la femme d’un ambassadeur. Idem pour « présidente », « colonelle », etc. 
Depuis le mouvement Metoo, une partie des recherches effectuées sur les causes des violences faites aux femmes ont porté sur l’éducation, et sur les représentations induites par le langage. Invisibilisées par la langue française, les femmes ont d’elles-mêmes, inconsciemment, l’impression d’être inférieures aux hommes, et ces derniers ont naturellement (culturellement, en réalité) le sentiment d’avoir une place plus importante dans la société, depuis leur petite enfance. Puisque l’on pense avec des mots, puisque ce sont les mots qui forment notre pensée, il importe de réduire la misogynie qui imprègne la langue française depuis Richelieu. Voilà pourquoi des linguistes, stylisticiennes et historiennes comme Laélia Véron, Maria Candea, Éliane Viennot et bien d’autres chercheuses ont publié des ouvrages accessibles au grand public, sur ces questions : Le Français est à nous, de L. Véron, Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, d’E. Viennot. Elles étudient aussi les autres inégalités induites par le langage, comme le « petit nègre » imposé aux « indigènes » des états colonisés par la France et la Belgique, en Afrique*. C’est passionnant, et tellement révélateur de l’importance fondamentale de la langue et de l’influence déterminante qu’elle exerce sur les représentations des humains.
La dernière scène du spectacle Larmes de crocodile était réjouissante, dans la mesure où elle jouait avec le langage, et la désinvisibilisation des femmes dans la langue. C’était aussi créatif qu’un poème d’enfant plein d’imagination, qui jongle avec les mots ! J’ai adoré cette apothéose !
Au fait tout mon propos est rédigé en écriture inclusive ; vous a-t-il semblé incompréhensible ?  ;-) »

Edwige Lanères, le 10. 04. 2023


* Sur le « petit nègre », voir Cécile Van den Avenne, Echanges linguistiques en Afrique coloniale.