Lycée du Haut-Barr

- 67700 Saverne -

Le 16 mars 2023, les élèves du lycée du Haut-Barr ont découvert, avec leur professeure Edwige Lanères, une pièce étonnante : Grand Palais, de Julien Gaillard et Frédéric Vossier.
Quand c’est une classe entière qui va au théâtre, elle sait un peu à quoi s’attendre : la professeure prépare les élèves en proposant des extraits à analyser et à jouer. Mais quand nous sortons au TNS ou à l’opéra, point de préparation : nous sommes jeté·es à l’eau ! En effet, les jeunes amateurices viennent de différentes classes ; il n’est pas possible de les sensibiliser en amont.
Pour Grand Palais, nous avions eu vent de quelques rumeurs, rien de solide : une pièce sur le peintre Bacon… Nous savions que l’âge recommandé était d’au moins seize ans, mais les adolescent·es de 2de n’étaient pas arrêté·es par ce conseil. Ils et elles trépignaient d’impatience sur le parvis du lycée : à présent, même les bus Fuschloch ne leur font plus peur, les cahots de la route les amusent, ce sont de vrai·es aventurièr·es !

Comme toujours, les jeunes ont chanté joyeusement, à l’aller comme au retour.
Arrivé·es en avance, les lycéen·nes ont organisé un jeu pour connaître les prénoms de leurs camarades : en cercle, chacun·e a prononcé son prénom, qu’il fallait retenir instantanément. Ensuite, un·e élève allait au centre du cercle et devenait Lucky Luke. Il ou elle tirait sur un·e participant·e qui s’accroupissait, et les deux voisin·es de la personne « touchée » devaient dire son prénom. Celles et ceux qui échouaient devenaient Lucky Luke à leur tour. 


Jeu de cohésion lancé par les élèves devant le théâtre : Lucky Luke.

Quelques éclats de rire plus tard, nous sommes retourné·es dans ce théâtre que nous connaissions déjà pour avoir assisté, deux mois auparavant, à un étrange spectacle du Radeau : Par autan. Cette fois, nous avions des places réservées pour le lycée du Haut-Barr, plus à l’avant de la salle ; tant mieux !

Au 1er rang : Allyssa, Dimitri, Enzo, Pierre, Maxens, Romane
Au 2è rang : Ianis, Amélie, Théo, Abigaelle, Jade, Timm
Au 3è rang : Hugo, Sérifénas, Zoé, Louisa, Lou
Au 4è rang : Ella, Emmy, Baptiste. 5è rang : Nicolas, Reyan.

Dès l’exposition nous sommes happé·es par la voix et le débit incroyablement lent d’Arthur Nauzyciel, dans le rôle du peintre Francis Bacon. Chacune de ses paroles est prononcée avec précision, presque avec préciosité. Il est seul, à l’avant-scène. Deux parois transparentes le séparent de la deuxième moitié du plateau, où apparaît le fantôme de son amant George Dyer.
Cette pièce a été écrite à deux : Frédéric Vossier rédigeait les répliques de George Dyer et Julien Gaillard celles de Francis Bacon. On imagine la souplesse du metteur en scène qui a dû harmoniser les deux langues en un spectacle cohérent, élégiaque et pathétique, trivial et grandiose.
Nous sommes à Paris, en 1971 ; Bacon attendait fébrilement le vernissage de son exposition, où étaient convié·es des artistes et des critiques d’art venu·es de plusieurs pays pour consacrer son œuvre. Deux jours avant l’inauguration, Bacon apprend que son ancien amant et modèle George Dyer vient d’être retrouvé mort, suicidé dans les toilettes de sa chambre d’hôtel. Le drame sera tenu secret jusqu’à l’ouverture de l’exposition, et le dîner de gala mondain proposé à la brasserie du Train Bleu, près de la gare de Lyon, aura lieu comme prévu.« C’est cette dysmétrie qui me bouleverse. Il y a d’un côté un homme qui crée et, de l’autre, un homme qui crève » s’étonne Frédéric Vossier.

Ces deux hommes, tous deux absents l’un à l’autre, soliloquent dans un premier temps, puis ils dialoguent, par-delà la frontière entre la vie et la mort.
A plusieurs reprises, une musique enchante la scène. Elle joue sur deux registres très différents, et tous deux donnent le frisson. Une voix intimiste, d’abord, sur un air de guitare jouée en live : quand Bacon évoque les dahlias du jardin, Richard Comte susurre « A dahlia sleep in the empty silence ». Sur le vert vif de la pelouse artificielle (qui n’a de vert que la lumière des projecteurs ultra « pigmentés »), nous croyons voir éclore ces dahlias de sang ; la voix hypnotique du chanteur nous plonge dans une synesthésie de vibrations sonores et visuelles, presque tactiles. Le peintre ne voit pas les convives, il ne voit que le corps mort de George. Un corps admirable, noueux, sec, un corps d’artisan qui danse. Et de muse qui meurt.
Plus tard l’autre chant s’élève, baroque, lyrique, magistral. Comme un cri esthétisé. C’est magnifique. Un chant d’opéra bien trop vaste pour cette petite salle du hall Grüber. On implose. On se concentre sur le danseur surgi de nulle part, pour ne pas se transformer en caisse de résonance et se mettre à pleurer de beauté. La beauté, justement, elle est là, personnifiée : c’est ce jeune homme, allégorie de la douleur, qui traverse lentement la scène, de cour à jardin, dans une chorégraphie qui a quelque chose d’aquatique, tant les mouvements s’étirent dans le temps. Un jeu de lumière et de brume noie la silhouette du danseur, souligne un mouvement, contourne le corps. C’est un tableau à demi vivant, agonisant. Vision saisissante. A aucun moment nous ne voyons le guitariste, le chanteur ; il n’apparaîtra qu’au salut final.

Guillaume Costanza danse la souffrance du peintre, dans une lumière d’apocalypse.


Le metteur en scène Pascal Kirsch semble avoir conçu la scénographie comme une série de tableaux qui s’imbriquent et se fondent avec les allusions de Bacon aux œuvres qui l’inspirent. Sur les fims transparents apparaissent des vidéo-projections d’œuvres d’art en mouvement : la caméra se focalise sur certaines parties du tableau ; des visages, des mains… A Véronèse, à Rembrandt, à Vélasquez, succède un portrait photographique de Goebbels en plein discours totalitaire, puis une photo de l’arrivée des chars russes à Prague en 1968…
Francis Bacon disait que sa pensée était comme un cinéma : un carambolage d’images. Il pense en images. Il semble que le scénographe ait cherché à reproduire cette pensée picturale, ce bousculement visuel permanent. Le rouge vif qu’il projette sur le sol granuleux où monologue Bacon évoque les toiles de l’artiste, et ce vers d’Eschyle qui le taraudait : « L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux ». Synesthésie, encore, que cette sensation olfactive, ferrugineuse, traduite en couleur.
D’autres vers d’Eschyle, issus de sa pièce Agamemnon, font écho à la pièce Grand Palais : « Cette maison s'écroule ; je suis épouvanté par le bruit de cette pluie de sang qui désagrège ce palais ». En effet, tout s’écroule, pour Bacon, au moment où il découvre le suicide de son ex-amant. La consécration de son œuvre paraît chimérique, dérisoire ; le peintre est hanté par le spectre de Dyer. Il a beau essayer de communiquer avec lui, il est seul. Encore plus seul d’être entouré d’une foule qui ignore la tragédie.
Derrière les parois transparentes, George Dyer a l’air d’un spectre dans un aquarium. Prostré dans une lumière vert sombre, il raconte son malheur, la distance, l’éloignement ; ses reflets dans les glaces du fond le décomposent et l’emprisonnent dans le même, l’ipséité. George Dyer n’était pas de ce monde, celui de Bacon, des artistes en vue, des notables ; il venait de l’East end londonien, où il volait pour vivre. Devenu le modèle de Bacon, il fut soudain désœuvré, il se mit à boire plus que de raison, et n’avait plus qu’une fierté : celle d’apparaître sur les toiles du peintre. Une telle dépendance était dangereuse, surtout au sein d’une relation tumultueuse, entre ruptures et réconciliations houleuses.
Le scénographe convoque les toiles de Francis Bacon, ses structures tripartites, son traitement des corps. Au début, avant qu’il ne parle, Dyer apparaît comme une statue difforme, à cause de sa posture singulière. On dirait un animal, ou bien l’une des Erinyes peintes sur le triptyque de Bacon en 1930 : Trois figures au pied d’une crucifixion.

Trois figures au pied d’une crucifixion, Francis Bacon, 1930


L’influence du célèbre triptyque Trois études de Lucian Freud sur la scénographie et sur les postures de Vincent Dissez -l’acteur qui joue Dyer- est très nette.

 


Trois études de Lucian Freud, Francis Bacon, 1969


Les miroirs convexes, au lointain, ceux qui donnent à voir le modèle sous tous les angles comme une bête de foire, font probablement référence aux triptyques de Bacon, qui obtenaient tant de succès. Ces glaces ressemblent aux paravents d’une œuvre célèbre de bacon : Etude pour une corrida.

Etude pour une corrida n°2, Francis Bacon 1969

S’il est un leitmotiv dans ce spectacle si composé, si travaillé, c’est la décomposition. Décomposition visuelle de l’apparence de Dyer, par les reflets.
Décomposition de son corps enterré. Aspect décomposé du texte de la pièce, composé par deux auteurs, et porté par deux voix très différentes. Décomposition du temps, au gré des réminiscences de Francis Bacon et des interventions de George qui le hante.  Décomposition des photos de Muybridge citées par Bacon et vidéoprojetées.


Man ascending stairs, Muybridge, 1884

Toutes ces décompositions donnent un spectacle composé d’éléments qui glissent les uns sur les autres, se bousculent et se font écho. Notre imagination recoud ce patchwork au fil de la représentation, mais ce qui qui nous guide n’est pas tant la raison que les émotions et les sensations : le rouge des dahlias et du sang, le vert de la mort et du jardin mondain, l’envoûtement sonore, et la peine, l’arrachement de la mort.
En quittant la salle, je me demande ce que les élèves en ont pensé. 

Ecoutons Dimitri, élève de 1èG2.

Dimitri :


C'est avec surprise que j'ai découvert Grand Palais, une pièce entièrement masculine et pour moi assez cyclique. J'ai été très intrigué par le dispositif mis en place sur la scène. Le décor offrait une mise en scène captivante.
Une sorte de "cinquième mur" c'est-à-dire une double paroi en plastique transparent disposée au centre de la scène coupait la scène en trois. De plus, elle formait un couloir, créant ainsi un effet d'images de synthèse, comme des hologrammes. Entre ces parois circulait par moments une fumée, comme des nuages dans la tempête, laissant apparaître des personnages. 
Le fond de la scène était un espace vide qui pour moi illustrait une vue cérébrale de Francis Bacon.
Un tapis sonore dans le premier espace matérialisait les pas du peintre sur le gravier. Les projecteurs disposés dans le grill donnaient différentes couleurs à ce tapis, tantôt rouge, tantôt vert, rose ou violet.
Les coups de pied au sol du comédien résonnaient. Est-ce du son envoyé dans les baffles ? Ou bien une résonance créée par un creux sous la scène ? Je ne sais pas.
Les lumières étaient disposées de façon à placer le comédien au centre de la scène. Deux spots en haut, dont les fuseaux se croisaient, et deux spots au sol, l'un en face de l'autre ; de cette façon, sur le parterre, une ombre multipliée apparaissait.
Tout au long de la pièce, des images et du texte étaient projetés sur une toile transparente, et ils se reflétaient sur l’autre toile, comme un écran. D'où la sensation d'hologramme lorsque les comédiens passent dans le couloir entre la première et la deuxième paroi.

Francis Bacon (joué par Arthur Nauzyciel) évoque les photographies de Muybridge.

Merci à mes camarades, comédiens et comédiennes amateurices, pour leur participation à cette belle sortie culturelle ! Et merci à Mme Lanères pour sa confiance dans la corédaction de cet article. 


Edwige LANERES et Dimitri NICKLAUS (élève de 1èG2) 


PS de E. Lanères : Un très grand merci à toute l’équipe du TNS, ainsi qu’aux talentueux artistes !