En cette matinée ensoleillée du 19 septembre 2024, une cinquantaine d’élèves du lycée du Haut-Barr, encadré·es par leurs professeures Edwige Lanères et Caroline Freys, ainsi que Marc Botlanner et Anna Wilt, quittent Saverne en bus pour rencontrer l’écrivain, chanteur, slameur et poète Gaël Faye, auteur des romans Petit pays et Jacaranda.
Depuis deux semaines nous préparons cette rencontre. En classe, devant une carte de l’Afrique orientale, nous avons évoqué la colonisation du Rwanda par les Allemands puis les Belges. La différenciation opérée par les colons entre trois prétendues ethnies -les Hutus, les Tutsis, les Twa-. Les mesures crâniennes et autres distinctions arbitraires qui rappellent les théories racistes mises en avant par les colonisateurs, les esclavagistes, puis les nazis. Nous avons rappelé la hiérarchisation dont parlaient Immaculée Mpinganzima-Cattier et Gaudiose Vallière-Luhahe, deux rescapées venues cinq ans plus tôt au lycée, pour nous parler du génocide perpétré contre les Tutsi·es au Rwanda, en 1994. Et la haine progressivement instillée par cette idéologie coloniale, depuis le XIXè siècle, dans l’esprit de nombreux Hutus, à l’égard de la minorité Tutsie.
Les élèves ont feuilleté les témoignages recueillis par Jean Hatzfeld dans ses ouvrages Une saison de machettes et La stratégie des antilopes.
Les romans de Gaël Faye et les témoignages recueillis auprès des bourreaux et des victimes par Jean Hatzfeld apportent un éclairage différent sur le dernier génocide du XXè siècle.
Les lycéennes et lycéens ont lu également quelques pages de la BD Petit pays, adaptée du premier roman de Gaël Faye.
Et nous avons écouté -en vidéo- Guillaume Ancel, un officier ayant participé à l’opération Turquoise, reconnaître la responsabilité du gouvernement français de l’époque. La fuite des génocidaires au Zaïre, protégée par l’ONU. Les armes livrées aux Hutus sous couvert d’opération humanitaire. La protection des victimes avec plusieurs jours de retard, à cause des ordres donnés avec un délai qui a permis aux meurtriers de poursuivre le génocide.
Les élèves lisent au choix Petit pays, Jacaranda, ou les deux, à leur guise. Plusieurs d’entre elles et eux présenteront l’un de ces romans à l’épreuve orale du bac.
Et puis nous écoutons quelques chants du poète : « Petit pays », bien sûr, mais aussi « Taxiphone », « Pili pili sur un croissant au beurre »…
La 1èG2 et la T-HGGSP devant l’Aubette, avant la rencontre avec Gaël Faye.
Enfin c’est le grand jour, nous voici place Kléber, à Strasbourg, bien à l’avance, pour nous asseoir au plus près de l’artiste, partager ses émotions… Le voici, il traverse la place à grands pas, hiératique, entouré d’amis qu’il dépasse d’une bonne tête, un musicien, un dessinateur, un journaliste.
Ils passent par une petite porte, et bientôt nous les rejoignons dans la vaste salle de l’Aubette. Gaël Faye entre en scène, immense, souriant, et nous l’aimons tout de suite. A ses côtés, le dessinateur Sylvain Savoya présente la très belle bande dessinée qu’il a créée à partir du roman Petit Pays. « Gaël a une écriture musicale, explique le graphiste ; il évoque des images que je peux transcrire très librement : le dessin est une écriture plus libre que les films. Et puis j’apprécie l’engagement de Gaël, sa volonté de transmettre. Dans son roman, rien n’est binaire, tout est subtil, et c’est ce que j’ai voulu traduire dans la BD. »
Sylvain Savoia, dessinateur, Gaël Faye et un médiateur culturel.
- Pourquoi écrivez-vous ? demande un élève allemand à Gaël Faye.
- J’écris d’abord pour moi ; l’écriture dissipe le brouillard de ma vie. La vie passe tellement vite, elle est saturée de tant de détails. L’écriture arrête le temps. Elle offre une pause. A travers elle j’essaye d’habiter l’instant. Après cette plongée introspective, je m’adresse aux sensibilités des lectrices et des lecteurs. Trois sensibilités m’habitent. Premièrement, celle du Burundi, mon pays natal. Deuxièmement, celle du Rwanda, le pays de ma mère. Et troisièmement, celle de la France, le pays de mon père. Je me demande quel impact mes écrits peuvent avoir sur des personnes vivant au Burundi, au Rwanda ou en France. Ce contrepoint, je le cherche le plus loin possible, dans mon écriture.
Les élèves de 1èG2 et leurs camarades de spécialité HGGSP du lycée du Haut-Barr ont investi le 1er rang pour partager les émotions et les réflexions de Gaël Faye.
- Vous écrivez des chansons, des poèmes, des romans, du rap, du slam… quelle est votre forme favorite ?
- J’arrêterai peut-être un jour d’écrire des romans, des chansons. Mais je n’arrêterai jamais la poésie. C’est le seul sens que j’ai trouvé dans ma vie. La poésie, pour moi, c’est ce qui nous décolle de la réalité, ce qui nous élève au-dessus de l’attraction terrestre, ce qui nous permet d’être un peu plus que nous-mêmes. C’est la multiplicité des sens. Est poétique pour moi ce qui ne se résume pas.
Le journaliste assis côté cour tient à évoquer le roman que Gaël Faye vient de faire paraître chez Grasset, Jacaranda :
- Vous évoquez la nouvelle génération, née après le génocide…
- Un génocide ne s’arrête pas à la fin des massacres, explique l’écrivain. Il se poursuit dans l’idéologie. Le négationnisme est là. Voilà pourquoi il est si important de transmettre la mémoire à cette jeune génération à la quiétude inquiète. Certains ne voient pas que le passé se joue dans le présent ; le racisme apparaît dans des blagues, des paroles que l’on pourrait croire sans conséquences. Mais quand vous entendez des politiciens dire que l’autre est un problème, sachez que les germes des génocides sont là. Cela a toujours commencé par des mots qui plantent dans les cerveaux les graines des massacres à venir.
Gaël Faye explique aux jeunes le danger présent dans les paroles répétées à l’envi par certains médias, certains politiciens. En créant des différences, des catégories et des hiérarchisations, ces paroles peuvent conduire au rejet, à la haine de l’autre, et au crime.
Avec une patience infinie, une générosité profonde, Gaël Faye se plie au jeu convenu des questions posées par les élèves, même quand elles sont galvaudées, ou qu’elles sautent d’un sujet à l’autre.
- Combien de temps avez-vous mis pour écrire Jacaranda ? demande un élève du lycée européen d’Obernai (c’est probablement la question le plus souvent entendue par les écrivains, mais Gaël Faye se plie au jeu des questions-réponses avec bienveillance).
- Disons trois mois, avant de commencer à le retravailler. Mais je le porte en moi depuis très longtemps. Parfois j’écris une chanson en une minute et plusieurs années. Le plus dur, pour moi, c’est de trouver le bon angle. Raconter à travers les yeux d’un enfant, ou d’une grand-mère…
- Quelle est la différence, pour vous, entre l’écriture d’une chanson et l’écriture d’un roman ? l’interroge une adolescente.
- Quand j’écris un roman je suis seul, alors que pour les chansons, je suis avec les musiciens, c’est collectif. Et puis l’écriture d’une chanson est plus concentrée (comme un sirop de grenadine sans eau, sourit l’artiste). Dans le texte d’un chant, chaque mot est important, chaque détail compte, chaque assonance, alors que dans les romans, certains passages instaurent une atmosphère, tout n’est pas si condensé. Une chanson est une rivière resserrée entre deux rives, il y a un cadre et un courant qui nous porte. Un roman est jeté en plein océan, sans berges.
Sautant à nouveau du coq à l’âne (mais c’est le jeu…), un autre élève interroge le chanteur sur le racisme qu’il a subi en arrivant en France :
- Dans vos chansons ‟Taxiphone” et ‟Je pars” vous évoquez la discrimination raciste dont vous avez été la cible. Est-ce réel ?
- Quand je suis arrivé en France je croyais que j’étais blanc. Au Burundi, on disait que j’étais un ‟muzumbu” : un blanc. En France, on m’appelait ‟ le renoi ”, ‟ le black ”. Au Burundi j’avais déjà l’habitude de faire partie d’une minorité, mais c’était de la discrimination positive. Dans les salons de coiffure, on me faisait payer plus cher parce que j’avais ‟ les cheveux lisses ”, et que c’était plus compliqué à coiffer. Et on présupposait que j’étais plus riche. Cette discrimination était valorisante. En France, la discrimination est devenue dévalorisante. Parce que j’étais noir, je ne pouvais pas entrer dans certains lieux. Lors des contrôles policiers, j’étais le seul à qui on demandait la carte d’identité. Le racisme, dans la société française, c’est comme le sexisme : toutes les femmes ont des histoires à vous rapporter. De la même façon, toutes les personnes considérées comme non blanches ont des histoires à vous rapporter. Aucune femme ne peut vous dire qu’elle n’a pas subi de réflexions ou d’actes sexistes. C’est la même chose pour les personnes racialisées (je ne dis pas racisées). Partant de là, la question n’est pas de savoir si on subit le racisme (il est là, partout, tout le temps), mais : qu’est-ce qu’on en fait ? En Europe on a créé le racisme. La couleur de peau, ça n’a pas toujours existé ; c’est une création, une différenciation construite. Que fait-on ? On vit dans le déni ? On laisse les tensions devenir encore plus fortes ? Ou on affronte l’Histoire, on étudie le processus de racialisation ? De la même façon, on étudie la construction des sociétés patriarcales, qui ont érigé les hommes dans un rapport de domination sur les femmes. J’en parle pour y réfléchir. Ensemble.
- Dans Petit pays, le personnage de Gabriel a une correspondante française : Laure. Existe-t-elle réellement ? Et si oui, l’avez-vous rencontrée ? interroge une lycéenne.
- Non. J’avais des correspondants par lettres, comme mes camarades de classe. A l’époque il n’y avait pas internet. A chaque fois que les lettres arrivaient, c’était l’effervescence dans la classe. Mais je ne me souviens pas de mes correspondants.
Sautant à nouveau d’un sujet à l’autre, un jeune auditeur s’enquiert du sens du titre Petit pays.
- En kirundi (la langue du Burundi), cela se dit ‟ Gahugu gato ”. Le Burundi, c’est petit comme la Bretagne. Et puis ‟ petit pays ”, c’est affectif. C’est une histoire d’appartenance. Dans ‟ appartenir” il y a ‟ tenir” ; c’est ce à quoi on tient, précise l’artiste, ému. Je ne parle pas d’identité. L’identité fige les gens. Qu’est-ce que l’identité française ? Une identité est toujours plurielle ; nous sommes la fusion de tant de choses. Et nous sommes en mouvement. Aller vers soi est une quête, un mouvement.
- Pourquoi n’avez-vous pas écrit une autobiographie ?
- L’autobiographie empêche la liberté. Et la vérité est tellement subjective ! Je n’ai pas envie de risquer des procès ou des débats sans fin sur ce qui s’est réellement passé, en tel lieu, à tel moment, pour telle personne… En plus, ma vie n’est pas si intéressante, je n’ai pas une destinée exceptionnelle, sourit l’artiste.
- Pourquoi avoir choisi un narrateur enfant, dans Petit Pays ? demande un adolescent.
- Dans ce roman on a deux voix ; il y a aussi celle de Gabriel adulte, au début et à la fin du récit. Mais le problème, avec les adultes, c’est qu’ils ont déjà un avis sur l’événement. A treize ans, Gabriel est vierge de la connaissance des faits. Cela me permet de détricoter ce qui s’est passé au Burundi, et de le cerner avec plus de clarté, en évitant les préjugés des adultes.
- Avez-vous rencontré des difficultés pour écrire les deux romans ? s’enquiert un autre lycéen.
- Pour le premier, je devais apprendre la mécanique de l’écriture romanesque : quels temps du récit adopter, quelle voix. Mais je portais en moi ce roman. J’avais écrit l’album Pili pili sur un croissant au beurre, et plusieurs chansons parlent du génocide au Rwanda. Pour le deuxième roman, Jacaranda, la difficulté était de m’attaquer à nouveau à l’histoire du Rwanda. Cela me coûte beaucoup. J’avais peur de sombrer dans la dépression. De plus, Petit pays avait rencontré le succès. Le prix Goncourt des lycéen·nes a été le tremplin qui m’a fait connaitre en tant que romancier. Alors il fallait que je fasse taire les encouragements : ils ne m’aidaient pas. Toute la journée, ma feuille et mon stylo me disent : « T’es nul, ce que tu écris c’est pourri. » Il fallait que je me replonge dans l’urgence de la création.
- Avez-vous hésité à écrire Petit pays en craignant la réaction de vos proches ? enchaîne une camarade.
- Non, répond l’écrivain. Nos proches sont les moins bons critiques, car ils nous connaissent trop. Ils trouvent ces récits banals et inintéressants. Mon père a cru qu’il était le père de Gabriel, et que je l’avais assassiné, puisque ce père meurt, dans mon livre. Les proches s’imaginent souvent en héros de romans.
- Vos œuvres rencontrent-elles le même succès au Rwanda et au Burundi qu’en France ?
- Oui, mes livres sont lus et étudiés à l’école : ils sont traduits en kinyarwanda (la langue principale du Rwanda), mais pas en kirundi. Le film est aussi diffusé dans la région, et une pièce de théâtre adaptée de Petit pays est jouée en kinyarwanda.
- Qu’est-ce qui vous poussé à écrire ces romans ? s’enquiert une auditrice.
- J’avais écrit une chanson : ‟ L’ennui des après-midis sans fin ” ; comme elle était assez longue -plus de 4 minutes-, la maison d’édition musicale a refusé de la mettre sur l’album. Ce refus a engendré chez moi une frustration, car c’est un souvenir très présent en moi, cet ennui, ce temps long, et j’avais besoin de l’exprimer. Or j’ai été contacté par une éditrice, ici présente, et que je vous demande d’applaudir : Catherine Nabokov. (Les applaudissements retentissent quand l’éditrice se lève dans la salle.) Elle m’a dit que son fils écoutait mes chansons, qu’il les aimait, et elle m’a demandé si j’écrivais autre chose que des poèmes, des chants, des slams. Je lui ai donné une trentaine de pages d’un récit : le début de Petit pays. C’est ainsi que je me suis lancé dans l’écriture du roman. Vous aussi, sur votre chemin, trouvez des bienveillants, des bienveillantes.
- Pourquoi écrivez-vous des romans, en plus des chansons ?
- D’abord j’ai découvert le rap, que l’on compose sur des instrus. Ensuite, les scènes slams. Les slameurs ne s’occupent pas des vêtements, de l’apparence, mais uniquement des mots. Ils et elles travaillent le texte. Beaucoup. Les slams sont énoncés a capella, sans musique, sans mise en scène. Mais le format court des chansons et des slams n’est pas toujours suffisant. Le roman a plus d’ampleur, pour exprimer, pour raconter.
- Dans Petit pays, Gabriel est traumatisé par le génocide. Pensez-vous qu’un jour il pourra surmonter ce traumatisme ?
- Un auteur n’est pas un dieu. Ce n’est pas moi qui décide. J’ai autant de légitimité que toi, lecteur, pour répondre à cette question. Qu’en penses-tu, toi ? Gabriel parviendra-t-il à surmonter son traumatisme ?
- Non. Je ne pense pas.
- Quelles sont les différences entre Gabriel, le héros de Petit pays, et Milan, celui de Jacaranda ? demande un lycéen.
- Gabriel naît au Burundi. Il a ce pays sous l’écorce de sa peau. C’est ce que dit la page de livre arrachée, donnée à l’enfant par Mme Economopoulos : « Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre… » Dans Jacaranda, au contraire, Milan ignore tout du Rwanda. La mère de Milan a quitté son pays en 1973 ; elle a tout fait pour l’effacer de sa mémoire. Elle n’en parle jamais à son fils. Ce pays lointain va s’incarner, pour lui, lors de l’arrivée de Claude, un jeune garçon blessé à la tête par les génocidaires.
La lettre de Mme Economopoulos, dans la BD de Sylvain Savoia, adaptée du roman Petit pays.
- Pensez-vous toucher davantage de personnes à travers vos livres, ou à travers la musique ?
- Certaines personnes entrent par une porte, par exemple les romans, puis elles se mettent à écouter les slams, les chansons. Pour d’autres, c’est l’inverse. Je propose un voyage dans un univers. Des liens, des ponts invisibles se créent entre les musiques, les romans, les films et les dessins. Sylvain (le dessinateur de la BD) part de mon univers, qu’il entraîne vers le sien.
En 2015, lors des attentats de Charlie Hebdo, des amis m’ont demandé pourquoi des gens en arrivent à tout détruire. J’étais en train d’écrire Petit pays. Cette image de la violence qui faisait irruption entrait en résonnance avec mon récit.
- Pensez-vous écrire un roman sur un autre thème ?
- Oui, si c’est un sujet assez important pour que j’y consacre du temps, et que je vous demande, à vous, le temps de lire, ou d’écouter. Qu’est-ce qui m’autorise à monter sur scène et à vous demander de m’écouter ? Il faut que ce soit important. Nous sommes très peu nombreux à parler du Rwanda et du Burundi.
Le journaliste interroge à son tour Gaël Faye sur l’acuité des lectrices et des lecteurs. En réalité, il ne met ce terme qu’au masculin, mais l’écrivain le reprend en incluant explicitement les « lectrices » dans sa réponse : sa lutte contre les discriminations se tourne autant vers les personnes racialisées que vers les femmes et vers l’ensemble des personnes discriminées. Oui, il arrive très souvent que le romancier découvre divers aspects de ses propres œuvres en écoutant celles et ceux qui les ont lues.
- Pourquoi avez-vous poursuivi sur le thème du génocide, dans Jararanda ? insiste un élève.
Gaël Faye semble un peu plus tendu, sans pour autant se départir de son infinie patience, ni de sa bienveillance. Poursuivant sa mission de transmission, il explique…
Gaël Faye explique la nécessité de transmettre la mémoire du génocide.
- Un génocide, ce n’est pas une guerre. C’est un projet. Le projet de faire disparaître un groupe d’êtres humains, non en raison de ce qu’ils font, mais en raison de ce qu’ils sont. On atteint là le niveau ultime de l’intelligence « humaine ». En trois mois, 90% des Tutsi·es ont été massacré·es. 10 000 personnes par jour ont été tuées à l’arme blanche. Par des gens que l’on connaissait, des voisins. Cela nous marque à jamais. On n’en sortira jamais. Pourquoi je vous en parle ? Parce que je porte cette histoire en moi, dans ma chair ; des membres de ma famille ont été tués. Si je n’en parlais pas, j’aurais du mal à me regarder dans la glace. Je porte une responsabilité, celle de transmettre, car je suis toujours en vie.
Sur ces paroles graves, le micro du public quitte le fond de la salle pour venir au premier rang, entre les mains de Kali, une lycéenne du Haut-Barr. Ses paroles redonnent le sourire à l’artiste :
Kali fait part à Gaël Faye de son plaisir à écouter l’audiolivre Petit pays.
- J’ai beaucoup aimé votre audiolivre Petit pays, annonce la jeune fille. Pourquoi avez-vous inséré des musiques entre les chapitres ? Et comptez-vous enregistrer également Jacaranda en livre audio ?
- Merci, je suis content que tu aies aimé la lecture, sourit l’artiste. C’est Samuel Kamanzi qui a créé les musiques ; nous avons l’habitude de travailler ensemble. Et Jacaranda existe déjà en audiolivre, si tu veux l’écouter. D’ailleurs ce roman parle de plusieurs morceaux écoutés par les personnages ; on pourrait faire une playlist de Jacaranda.
- Quelles recherches faites-vous, pour écrire vos romans ? s’enquiert un autre élève.
- Je lis la presse, et j’ai des entretiens avec des personnes appartenant aux différentes générations. Surtout pour le personnage de Stella ; je voulais comprendre ce que pensent, ce que ressentent les jeunes qui sont nés après le génocide. 70% de la population rwandaise est née après 1994 ; ces jeunes n’ont pas connu le génocide. Cependant, à un moment, je risque de me noyer dans les recherches ; je les accumule sans me mettre au travail de l’écriture. Alors je dois arrêter de m’informer, pour écrire, dérouler l’histoire.
Romain, Mathéo, Lili et Augustin écoutent avec intérêt les explications de Gaël Faye.
Anna Wilt, Marc Botlanner et Caroline Freys également. Tout le monde est captivé.
- Quand vous avez écrit ces livres, est-ce qu’il y avait des regards extérieurs sur vos œuvres en cours ?
- Il y avait un seul regard extérieur, celui de Catherine, mon éditrice, que je remercie vivement. Même ma chérie ne lit pas mes romans avant leur publication.
- Quelles sont vos sources d’inspiration, pour vos personnages ?
- Ce sont les gens, avec leur complexité. La vie est complexe, les gens aussi ; c’est pour cela qu’il vaut mieux s’abstenir de juger les personnes ; elles ont toutes une histoire. Je m’inspire aussi des personnages des romans de Dostoïevski. Mais au final ce n’est pas moi qui maîtrise mes personnages, ce sont eux qui me maîtrisent.
- Mme Economopoulos, votre voisine au Burundi, qui vous a donné le goût des livres, existe-t-elle vraiment ?
- J’ai effectivement connu une Mme Economopoulos, mais elle n’avait pas de bibliothèque. Elle avait plein de problèmes avec les tuyauteries de sa maison. Comme mon père était plombier, elle l’appelait et parlait pendant longtemps. Mon père faisait mine d’écouter, il allait se préparer un café, puis revenait acquiescer, comme s’il avait tout suivi, c’était drôle. En revanche, la personne qui m’a réellement donné le goût des livres, c’est ma professeure de Français en 3è, Mme Boulanger. Elle m’a encouragé dans la lecture et l’écriture. Et auparavant, quand j’étais au Burundi, une tante m’envoyait des livres depuis la France. Ce sont essentiellement des femmes qui m’ont mené vers la lecture et l’écriture. Il y avait aussi mon père : il nous lisait des poèmes de Prévert, et il écrivait des pièces de théâtre. J’ai commencé à écrire pendant la guerre, puis le génocide. J’écrivais, cela m’apaisait. Je ressens les émotions de Gabriel (le protagoniste de Petit pays), ce sont mes émotions, même si Gabriel n’est pas moi.
- L’écriture est-elle une thérapie, pour vous ?
- La création aide à vivre, oui.
- « Les mots pour soigner les maux » conclut le journaliste.
« Petit pays » Paroles ♪♫
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Une feuille et un stylo apaisent mes délires d'insomniaque
Loin dans mon exil, petit pays d'Afrique des Grands Lacs
Remémorer ma vie naguère avant la guerre
Trimant pour me rappeler mes sensations sans rapatriement
Petit pays je t'envoie cette carte postale
Ma rose, mon pétale, mon cristal, ma terre natale
Ça fait longtemps les jardins de bougainvilliers
Souvenirs renfermés dans la poussière d'un bouquin plié
Sous le soleil, les toits de tôle scintillent
Les paysans défrichent la terre en mettant l'feu sur des brindilles
Voyez mon existence avait bien commencé
J'aimerais recommencer depuis l'début, mais tu sais comment c'est
Et nous voilà perdus dans les rues de Saint-Denis
Avant qu'on soit séniles on ira vivre à Gisenyi
On fera trembler le sol comme les grondements de nos volcans
Alors petit pays, loin de la guerre on s'envole quand ?
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Petit bout d'Afrique perché en altitude
Je doute de mes amours, tu resteras ma certitude
Réputation recouverte d'un linceul
Petit pays, pendant trois mois, tout l'monde t'a laissé seul
J'avoue j'ai plaidé coupable de vous haïr
Quand tous les projecteurs étaient tournés vers le Zaïre
Il fallait reconstruire mon p'tit pays sur des ossements
Des fosses communes et puis nos cauchemars incessants
Petit pays: te faire sourire sera ma rédemption
Je t'offrirai ma vie, à commencer par cette chanson
L'écriture m'a soigné quand je partais en vrille
Seulement laisse-moi pleurer quand arrivera ce maudit mois d'avril
Tu m'as appris le pardon pour que je fasse peau neuve
Petit pays dans l'ombre le diable continue ses manœuvres
Tu veux vivre malgré les cauchemars qui te hantent
Je suis semence d'exil d'un résidu d'étoile filante
Un soir d'amertume, entre le suicide et le meurtre
J'ai gribouillé ces quelques phrases de la pointe neutre de mon feutre
J'ai passé l'âge des pamphlets quand on s'encanaille
J'connais qu'l'amour et la crainte que celui-ci s'en aille
J'ai rêvé trop longtemps d'silence et d'aurore boréale
À force d'être trop sage j'me suis pendu avec mon auréole
J'ai gribouillé des textes pour m'expliquer mes peines
Bujumbura, t'es ma luciole dans mon errance européenne
Je suis né y'a longtemps un mois d'août
Et depuis dans ma tête c'est tous les jours la saison des doutes
Je me navre et je cherche un havre de paix
Quand l'Afrique se transforme en cadavre
Les époques ça meurt comme les amours
Man j'ai plus de sommeil et je veille comme un zamu
Laissez-moi vivre, parole de misanthrope
Citez m'en un seul de rêve qui soit allé jusqu'au bout du sien propre
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Petit pays
Quand tu pleures, je pleure
Quand tu ris, je ris
Quand tu meurs, je meurs
Quand tu vis, je vis
Petit pays, je saigne de tes blessures
Petit pays, je t'aime, ça j'en suis sûr
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Gaël Faye chante Petit pays ♪♫
L’échange entre Gaël Faye est passé en un battement de cils ; il reste juste le temps, pour l’artiste, de chanter deux chansons : « Petit pays », bien sûr, puis un autre chant que nous ne trouvons nulle part ; sans doute un inédit. Le merveilleux chanteur Samuel Kamanzi nous apprend le refrain : « Yoka » (je l’écris phonétiquement), qui signifie « Ecoute » en kinyarwanda. Gaël Faye slame les couplets, et nous chantons le refrain avec le guitariste. La participation reste un peu timide ; il faut croire que notre culture a tristement perdu l’essentiel de son oralité. Cependant quelques élèves et une poignée de professeur·es entonnent ces paroles, sur la si belle mélodie de Samuel Kamanzi.
La gestuelle du slameur est précise, comme ses mots.
Déjà il faut partir.
Point de dédicace, nous n’en avons pas le temps. Seule Loïs obtient la signature de l’écrivain, sur la page de garde de Petit pays.
La signature de Gaël Faye est à elle seule une œuvre d’art graphique ! ♥
Une médiatrice nous rassemble à la hâte, derrière le rideau noir de l’Aubette, pour une photo de groupe avec Gaël Faye.
C’est passé comme un rêve.
Nous voici dehors. Le soleil, la place, les trams, le retour au lycée… et toujours flotte dans notre mémoire, le chant entonné avec Samuel Kamanzi et Gaël Faye. ♫♪
En classe, les élèves s’essayent à la composition de slams sur le génocide au Rwanda, ou sur d’autres zones d’ombre placées sous le lourd couvercle d’une omerta politique.
L’art peut toucher l’humain, avant même que l’Histoire n’ait acquis le droit de fouler ces braises ardentes, celles des crimes contre l’humanité.
Un immense merci à vous, Gaël Faye, pour vos œuvres, votre talent, votre humanité, votre patience et votre infinie générosité. Merci au merveilleux chanteur et guitariste Samuel Kimanzi. Merci à Sylvain Savoia pour la beauté de ses dessins. Merci aux Bibliothèques Idéales, qui organisent ces inoubliables rencontres. Et merci à la Région Grand Est, qui nous a offert cet échange avec ces grands artistes !
Edwige Lanères
♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫♪♫
Suite à notre rencontre avec Gaël Faye, les élèves de 1èG2 ont composé des slams sur des zones d’ombre de l’Histoire à transmettre, pour vaincre l’omerta.
Photo du haut : Julie, Lyssandre, Sacha, Edwige Lanères, Nathan, Kali et Augustin répètent le slam et la musique.
Photo du bas : Mathéo, Arthur, Lili, Julie, Lyssandre, Sacha, E. Lanères et Nathan enregistrent le slam.
Aurélie à la guitare folk, Lili et Camille au slam, Kali au clavier ♪♫
Dan et Alix composent une suite d’accords pour accompagner le slam de Merlin. ♫♪
Paul, Ecrin, Alix et Edouard accompagnent le slam de Maëva, Anna et Loïs ♫ ♪
« Ils se sont aimés sous les flammes »,
slam de Merlin, sur la guerre d’Algérie.
Ils se sont aimés sous les flammes
Dans un boucan infâme d’armes
Elle née sous la lumière d’Oran
Lui rêvant d’une paix de sang
La guerre fracassait grondait fort
Arrachant les enfants et corps
D’armes criantes ils y trouvaient
Un certain souffle du corps
L’omerta régnait sans répit
L’opéra résultait sans défi
Les journaux perdaient l’expression
Dans une muselière sans scission
Ils se sont aimés sous la guerre
Sous les rafales de balles sifflantes
Sous les grondements de misère
Sous toutes les batailles violentes
Le ciel orageux d’Oran
Projette en ces lieux ses nuances
Toutes les poussières se soulèvent
Et font jaillir le sable d’orient.
Puis vint la Toussaint rouge au ciel
Second jet d’une trêve lointaine
Elle parlait d’un départ proche elle
Lui jurait d’être là la semaine
La France les appelait tous deux
Mais pour elle c’était adieu
Lui restait le pont et la voix
Elle partait l’âme en émoi
Et dans les livres non écrits
Leur amour n’est qu’un bref récit
Disparu dans le vent amer
Effacé par la guerre de fer
Merlin Adiche